Hyperspécialisation et polyvalence : comment trouver le bon dosage ?

31 août 2016

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> Quelles conséquences sur l’exercice ?
> Interview de Baptiste Boukebous, Président de l’Inter syndicat national des internes des hôpitaux (Isni)
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Sous-tendue par l’évolution technologique et le progrès médical, l’hyperspécialisation apparaît, pour beaucoup, comme nécessaire à l’amélioration des compétences professionnelles et à la prise en charge du patient. Pour d’autres, elle entraîne la perte d’une approche globale du patient, voire du métier. L’enjeu ? Cultiver l’hyperspécialisation tout en préservant la polyvalence.

Hyperspécialisation, de quoi parle-t-on ?

« L’hyperspécialisation traduit l’évolution de l’histoire de la médecine », résume le Professeur Olivier Goëau-Brissonnière, Président de la Fédération des spécialités médicales (FSM) et chirurgien vasculaire. Une vision partagée par bon nombre de professionnels de santé qui estiment qu’elle épouse le progrès médical et celui des connaissances. « De fait, nous ne pouvons en donner qu’une définition dynamique », souligne le Professeur Michel Claudon, Président de la Conférence nationale des présidents de Commission médicale d’établissement (CME) de CHU et chef du service radiologie au CHRU de Nancy.

Le fruit d’une ramification continue

« C’est une évolution obligatoire qui se décline dans toutes les disciplines même les plus transversales, ajoute le Pr Claudon. Prenons l’exemple de la biologie. Aujourd’hui, on fait de l’hématologie sans faire pour autant de la bactériologie. Idem pour l’imagerie médicale qui compte dix surspécialités : génito-urinaire, neuroradiologie, imagerie pédiatrique etc. L’hyperspécialisation est un mouvement qui ne cesse de se ramifier. À tel point que l’hyperspécialiste d’aujourd’hui deviendra le spécialiste de demain. C’est un arbre dont les branches poussent en continu mais dont le tronc reste commun : la médecine ».

Le poids des progrès scientifiques et techniques

A cette hyperspécialisation, plusieurs raisons. La première invoquée reste l’évolution permanente des techniques et des technologies. « L’innovation technologique – la sophistication des équipements, le développement de la robotique etc. – rend de plus en plus compliquée la seule activité généraliste. C’est une tendance de fond que l’on retrouve aujourd’hui dans bon nombre de secteurs professionnels », souligne le Dr Jean-Luc Baron, Président de la Conférence nationale des présidents de Conférence médicale d’établissement (CME) dans l’hospitalisation privée et chirurgien plasticien.

« Dans ce contexte, la profession médicale est confrontée à plusieurs difficultés car elle doit maintenir ses connaissances à jour, souligne Le Pr Claudon. Connaissances qui sont de plus en plus nombreuses à acquérir. Si l’on veut s’hyperspécialiser, on est obligé, à un certain moment, d’orienter son exercice. Tout cela dépend aussi de son mode d’exercice. En CHU, nous sommes les animateurs de l’hyperspécialisation. Cela fait partie de nos missions de recours et de référence. »

Un mouvement dopé par son attractivité

Le mouvement vers l’hyperspécialisation est en outre dopé par la valorisation personnelle qu’il offre au praticien : « On se fait un nom sur une spécialisation pointue, on publie, explique le Dr Robert Nicodème, Président de la section Formation et compétences médicales au Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM). Pour un jeune chirurgien, il est toujours très attractif de faire partie d’une équipe de pointe qui affiche des résultats. Des études montrent également que l’hyperspécialisation permet une meilleure prise en charge et une meilleure reprise. »

 

Quelles conséquences sur l’exercice ?

L’hyperspécialisation est visiblement incontournable. Si elle a de réels avantages, attention aux effets pervers… à avoir en tête pour en éviter les principaux pièges.

Voie d’excellence ou chemin vicinal ?

« Si l’on se maintient sur un secteur un peu limité avec une expertise importante, on peut considérer que l’on gère mieux la sécurité du patient, convient le Dr Baron. L’hyperspécialisation montre l’envie des praticiens d’être les meilleurs dans leur créneau. Mais plus le médecin tend vers l’hyperspécialisation, plus il devient un ingénieur, plus il abandonne la vue globale du métier et la notion de gouvernance. Auparavant, ce sont les médecins qui fondaient les cliniques. Avec l’hyperspécialisation, ils ne sont plus dans cet état d’esprit. »

Le Pr Claudon estime quant à lui que « l’hyperspécialisation suppose de s’y confronter avec exigence. Il faut avoir un flux de patients suffisant, faire un effort de formation et travailler en réseau. Jusqu’à présent, les contours d’une spécialité se dessinaient en fonction des organes mais peut-être que tout cela pourrait être remis en cause. Dans les années à venir, l’approche pourrait être plus transversale. »


Ne pas abandonner l’approche globale

Pour le Pr Olivier Goëau-Brissonnière, un principe doit demeurer : « La connaissance des bases. S’il y a hyperspécialisation, c’est uniquement parce que les professionnels de santé sont bien formés pour savoir effectuer la majorité des actes dans leur spécialité et peuvent, par conséquent, choisir le meilleur traitement pour le patient ». Pour le chirurgien, il y a danger lorsque le professionnel hyperspécialisé ne maîtrise plus vraiment qu’une seule technique et ne préconise plus que celle-ci. C’est pourquoi « il faut au moins développer des techniques au sein d’une équipe qui travaille ensemble et assure une vraie polyvalence pour assurer une approche globale ».

Attention au risque de lassitude !

« Auparavant, en chirurgie générale, on passait du ventre à un autre organe, relate le Dr Baron. Aujourd’hui, du fait des techniques de plus en plus pointues, le risque est de s’enfermer dans une spécialité dans laquelle on officie toute sa vie. À mon sens, cela pose un vrai problème dans les carrières médicales. Réaliser le même type d’opérations pendant vingt ou trente ans, ça peut être lassant. »

Compenser par l’organisation des équipes

« Les patients se présentent rarement à l’hôpital en sachant, de manière précise, de quoi ils souffrent, rappelle le Pr Claudon. Il faut que l’on conserve une polyvalence avec des praticiens capables de faire un bon examen médical. Chaque discipline doit garder des polyvalents. C’est d’ailleurs le challenge : développer l’hyperspécialisation tout en gardant une cohérence d’ensemble. Exemple en radiologie où nous ne segmentons pas tout. Le radiologue cumule deux ou trois surspécialités. Enfin, notons qu’en CHU, nous avons la médecine interne. Une discipline jadis très présente qui l’est un peu moins aujourd’hui. » Et le Professeur d’ajouter : « Les hôpitaux doivent s’organiser pour assurer une polyvalence, avoir une ressource spécialisée et cultiver l’hyperspécialisation. Ils doivent pouvoir s’organiser en régions. Il faut accompagner et faciliter le parcours du patient. »

Même écho de la part du Pr Olivier Goëau-Brissonnière : « L’hyperspécialisation ne doit pas générer de trou dans la couverture médicale. Il faut une organisation du réseau de soins au niveau régional qui permette à un patient d’être suivi par un spécialiste. »

Des nouvelles formes d’organisation à inventer

Pour le Dr Baron, l’hyperspécialisation pose problème dans tous les domaines quelque peu généralistes : « Que se passe-t-il lorsqu’il y a une urgence ? En orthopédie, par exemple. Le chirurgien hyperspécialisé de l’épaule peut-il opérer une fracture du plateau tibial ? Le fait-il encore ? Les établissements, notamment dans le privé, ont tendance à regrouper les spécialités comme l’orthopédie, l’obstétrique, la chirurgie viscérale etc. En cas d’urgence, il faut avoir les ressources. Si tout est dispatché et que les professionnels disent qu’ils ne sont pas capables d’assumer des gardes quand elles ne concernent pas leur hyperspécialité, c’est un problème. »

D’où la nécessité d’inventer de nouveaux types d’organisation, y compris en exercice libéral ! « Avec la Confédération des syndicats médicaux français, explique le Dr Baron, nous essayons de développer des entreprises médicales en capacité de traiter une pathologie sur un territoire donné dans le but d’allier hyperspécialité et prise en charge globale. S’agissant de l’organisation, il faut voir de quelle manière, nous médecins, pouvons nous organiser une structure libérale en multiprofessionnels. » Et le chirurgien de citer l’exemple du territoire de Montpellier-Lodève où « des professionnels de santé – chirurgiens, radiologues, infirmiers etc. – ont constitué une association dédiée à la prise en charge du cancer du sein et qui permet d’assister le patient dans son parcours de soins. »

 

« À la fin de ma formation, je serai polyvalent mais j’aurai une coloration de mon exercice »

Baptiste Boukebous, Président de l’Inter syndicat national des internes des hôpitaux (Isni)Baptiste Boukebous, Président de l’Inter syndicat national des internes des hôpitaux (Isni), revient sur l’hyperspécialisation vue du côté des futurs praticiens.

Comment envisagez-vous l’hyperspécialisation ?

Baptiste Boukebous : Tant au niveau des internes que des enseignants, nous parlons plus volontiers de coloration de l’exercice que d’hyperspécialisation. Un chirurgien orthopédique peut avoir une spécialité en chirurgie de la main. Cette coloration en chirurgie de la main ne lui interdit pas tout savoir-faire. Notre formation tend de plus en plus à aller vers cette coloration de l’exercice. C’est inéluctable ! Par définition, la médecine évolue constamment : de nouvelles maladies, de nouvelles prises en charge, de nouveaux protocoles etc. Les ramifications sont de plus en plus nombreuses. Un médecin doit avoir un enseignement adapté aux connaissances d’aujourd’hui, plus abouties et donc plus filiarisées. L’enjeu essentiel, c’est de ne pas oublier l’exercice médical de base pour pouvoir prendre en charge n’importe quelle pathologie dans sa spécialité d’origine.

La formation du troisième cycle, en cours de réforme, permet-elle de préserver cet exercice médical de base ?

B.B : Le principe de notre formation reste toujours que nous puissions toucher à tout. La réforme signe la disparition du Diplôme d’études spécialisées complémentaires (Desc). Il ne reste plus que des Diplômes d’études spécialisées (DES). Elle signe aussi la fin du DES de chirurgie générale. Désormais, nous passerons directement en orthopédie, en urologie etc. Il est vrai que la filiarisation engendre une intensification de la formation sur la spécialité qui nous conduit plus rapidement vers une discipline de notre choix.

Mais nous restons tous extrêmement vigilants quant au contenu des maquettes réalisées en ce moment par les différents collèges de spécialités en lien avec les associations d’internes pour conserver une formation de base de qualité malgré le renforcement de la coloration de l’exercice. L’apparition d’options et de formations transversales dans la réforme doit être un complément au diplôme qui permet une qualification supplémentaire. Mais ce n’est pas parce que nous choisissons une option que nous aurons une pratique exclusive. À la fin de ma formation, je serai polyvalent mais j’aurai une coloration de mon exercice. Enfin, il faut rappeler que nous ne sommes pas obligés de nous surspécialiser en internat.

Ne finirez-vous pas tous, malgré tout, hyperspécialisés ?

B. B. : Il faut raisonner d’un point de vue pragmatique ! Qui dit surspécialisation, dit compétences pour prendre en charge telle ou telle pathologie plus complexe. Et si elles sont plus complexes, elles sont plus rares. C’est un exercice plus fin et plus précis de second recours, ce qui signifie un nombre de patients limités sauf dans un centre de référence. Il faut donc pouvoir rester ouvert sur une patientèle plus large.

 

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